Parmi les grands noms de la photographie japonaise de l’après-guerre, Masahisa Fukase (1934-2012) occupe une place singulière. Souvent évoqué pour son chef-d’œuvre sombre et introspectif Karasu (The Solitude of Ravens, 1986), il est aussi un photographe de l’intime, dont le travail se déploie à travers les thèmes de l’amour, de la perte, de la solitude et du quotidien. Mais un fil inattendu et constant parcourt son œuvre : les chats. Compagnons de vie, motifs poétiques et métaphores visuelles, ils apparaissent dans ses séries comme des doubles silencieux de son univers intérieur. Explorer la relation entre Fukase et les chats, c’est entrer dans une vision photographique où l’animal devient miroir de l’humain, porteur d’affects et de mystères.
Fukase, un photographe de l’intime
Né à Hokkaidō en 1934 dans une famille de photographes de studio, Masahisa Fukase a très tôt baigné dans l’univers de l’image. Après des études à l’Université Nihon de Tokyo, il travaille comme photographe commercial, mais développe en parallèle une œuvre personnelle profondément marquée par son histoire intime. Ses séries les plus célèbres, comme Yōko (1970s) consacrée à sa femme Yōko Wanibe, ou Karasu réalisée après leur séparation, témoignent de son obsession pour les liens affectifs et de la douleur de leur rupture. Chez Fukase, la photographie n’est jamais neutre : elle est un acte viscéral, une tentative de saisir la mémoire, l’absence, le désarroi.
C’est dans cette perspective que les chats prennent place dans son œuvre : ils ne sont pas de simples sujets mignons ou anecdotiques, mais de véritables compagnons existentiels.
Le chat comme figure domestique et affective
Dans le Japon d’après-guerre, les chats occupent déjà une place particulière. Symbole de chance et d’élégance, animal familier des ruelles et des foyers, ils appartiennent à la culture populaire et à l’imaginaire littéraire. Mais Fukase va au-delà de la simple représentation folklorique : il les photographie avec une proximité troublante, comme s’il s’agissait de membres de sa propre famille.
Dès les années 1970, il vit entouré de chats, souvent recueillis. Ils deviennent des modèles involontaires, captés dans leur sommeil, leurs jeux ou leurs instants de solitude. À travers eux, Fukase déploie une photographie intime, marquée par la tendresse mais aussi par l’étrangeté : ses images oscillent entre le documentaire domestique et la poésie visuelle.
Le chat devient alors un double : à la fois complice silencieux et projection des états d’âme du photographe.
Masahisa Fukase: Sasuke l’album d’un chat bien-aimé
Parmi ses œuvres félines, l’une des plus connues est sans doute Masahisa Fukase: Sasuke, un livre photo publié en 1977 et réédité en 2001. Ce projet est consacré à un chat noir et blanc adopté par Fukase, qui lui donna le nom de Sasuke. L’animal y apparaît dans des scènes de la vie quotidienne, souvent cocasses, parfois tendres. Le photographe suit son compagnon avec une attention quasi paternelle, multipliant les cadrages serrés, les gros plans, les perspectives ludiques.
Mais au-delà de l’aspect charmant, Masahisa Fukase: Sasuke est un manifeste intime : Fukase transforme la chronique banale d’un animal domestique en une œuvre d’art. Chaque cliché semble traversé par un mélange d’humour et de mélancolie, comme si le photographe cherchait dans ce chat un antidote à la solitude, ou un témoin de ses états intérieurs.
Certains critiques ont même vu dans Masahisa Fukase: Sasuke un contrepoint lumineux à la noirceur de Karasu : là où les corbeaux symbolisent la perte et l’errance, le chat devient le gardien d’une tendresse fragile.

© Masahisa Fukase
Les superbes images sont réparties en quatre chapitres, organisés autour de la chronologie de la vie du photographe japonais avec ses chats. L’avant-propos révèle combien Fukase aimait en élever plusieurs : Tama était l’écaille de tortue avec laquelle il a grandi ; Kuro, un chat noir de ses années d’études ; Hebo était un persan noir, tandis que Kabo, un siamois, et Gure, un chat de gouttière de type bleu russe. Mais son chat préféré était Sasuke, car c’était celui qu’il photographiait en premier et le plus souvent.
Il est intéressant de noter que dix jours seulement après son arrivée, Sasuke s’est enfui. Dans la préface du livre, Tomo Kosuga écrit : « Fukase a immédiatement placardé le quartier de petites affiches « Chat perdu ». Deux semaines plus tard, une femme lui a téléphoné pour lui dire qu’elle avait trouvé un chaton sur un parking de Harajuku, identique à celui de sa petite affiche. Elle lui a gentiment proposé de l’amener chez Fukase. »
Mais selon Fukase, ce n’était pas vraiment Sasuke. « Quand j’ai vu ce chat qui n’était pas le mien, j’ai été déçu », a déclaré Fukase, « mais comme je suis un véritable amoureux des chats et que je ne peux pas leur résister, je me suis vite dit : « Allez, faisons comme si c’était lui », et c’est comme ça que j’ai adopté Sasuke Two. »

© Masahisa Fukase

© Masahisa Fukase
Apparemment, Fukase emmenait le chaton partout avec lui, pour « l’habituer au monde extérieur », comme l’explique Tomo Kosuga. « À l’arrivée de l’été, il quitta Tokyo pour la campagne, accompagné de ce nouveau Sasuke. Il ne semblait jamais se lasser de le photographier gambadant dehors, s’amusant avec les insectes et les grenouilles. »
Comme le raconte Fukase : « Cette année-là, je passais beaucoup de temps à ramper sur le ventre pour prendre des photos à hauteur des yeux du chat, et cela me transformait en un chat. C’était la plus belle des tâches : prendre des photos, tout en jouant avec quelque chose qui me plaisait, en harmonie avec le changement des saisons. »
Un an plus tard, il acquit un deuxième chat, nommé Momoe. « Je ne voulais pas photographier les plus beaux chats du monde, mais plutôt capturer leur charme dans mon objectif tout en me reflétant dans leurs pupilles », écrivit-il à propos de ces images. « On pourrait dire que cette collection est en réalité un “autoportrait” pour lequel j’ai pris les traits de Sasuke et Momoe. »

© Masahisa Fukase

© Masahisa Fukase

© Masahisa Fukase

© Masahisa Fukase
L’héritage félin de Fukase
Ses œuvres, principalement en noir et blanc, furent présentées pour la première fois en Occident en 1974, lors de l’exposition « Nouvelle photographie japonaise » qui se déroula au MoMA (Museum of Modern Art) de New York, avec celles de Daido Moriyama et Shomei Tomatsu.
Cette activité sera malheureusement d’assez courte durée – une trentaine d’années -, puisqu’en 1992, en état d’ébriété, Masahisa Fukase fait une chute dans les escaliers raides de son bar préféré, le Nami, dans le quartier de Golden Gai à Shinjuku, à Tokyo et tombe dans le coma. Il y restera pendant 20 ans, avant de décéder en 2012.
Mais son œuvre a continué de rayonner, et ses photographies de chats connaissent aujourd’hui un véritable regain d’intérêt. Dans une époque où les images félines saturent Internet, celles de Fukase apparaissent singulières, loin de la simple mignonnerie virale. Elles témoignent d’une intimité, d’une authenticité, d’une profondeur émotionnelle qui résonne encore.
Des expositions récentes, notamment à Tokyo, Paris ou Londres, mettent en avant ses séries félines, redonnant à voir cette dimension plus douce et poétique de son œuvre, trop souvent éclipsée par la monumentalité de The solitude of ravens.
Publié par Atelier EXB, Masahisa Fukase : Sasuke est une lettre d’amour aux compagnons félins du photographe. Disponible à l’achat ici .
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